« Monsieur, ce n’est pas un sujet. Cela n’existe pas ! »
Entretien avec Georges Vigarello*
Élias Burgel**
Élias Burgel : Je suis heureux d’échanger avec vous car lorsque la rédaction d’Approches m’a proposé cet entretien, en me priant de centrer les discussions autour de la thématique de l’eau, celui-ci m’a semblé doublement décalé. D’une part, sur le plan scientifique, parce que mes objets de recherche s’inscrivent dans une perspective d’histoire environnementale, autour d’enjeux comme les ressources naturelles, la caractérisation juridique de la nature ou encore les institutions garantes de la propriété. À mes yeux, l’eau évoque avant tout la pêche, l’irrigation ou encore le drainage des marais, mais surtout l’étendue saumâtre des lagunes languedociennes qui me sont chères. Je me trouve donc, d’un point de vue intellectuel, plutôt très éloigné des questions d’histoire des représentations et des pratiques du corps que vous avez étudiées pendant plusieurs décennies, même si l’histoire des savoirs médicaux m’intéresse beaucoup.
D’autre part, le décalage est temporel : l’échange avec vous ravive, chez moi, des souvenirs qui remontent à déjà plus d’une décennie, lorsque j’étais jeune étudiant à l’École normale supérieure de la rue Ulm. Je connaissais bien vos travaux en raison de leur centralité dans un programme d’histoire pour classes préparatoires littéraires intitulé « Hygiène et santé en Europe, de la fin du XVIIIe siècle aux lendemains de la Première Guerre mondiale » qui, je dois bien l’avouer, m’avait été très profitable1. Tandis que je découvrais la vie intellectuelle bouillonnante du Quartier latin, je me remémore avoir assisté, comme auditeur libre, à quelques séances de votre séminaire du 105 boulevard Raspail, dans une salle tout en longueur, bondée et surchauffée, où se pressaient des personnes de tous les âges et de tous les horizons.
Georges Vigarello : Pardonnez-moi de ne pas me souvenir de vous tant j’ai vu défiler d’étudiants anonymes dans mes séminaires de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)… En revanche, j’ai encore parfaitement en mémoire ce programme mis à l’agenda par les Écoles normales supérieures : j’étais intervenu à plusieurs reprises dans des classes de khâgne pour présenter mes recherches.[…]
1 – Le manuel de référence s’appuie très largement sur les travaux de Georges Vigarello : Stéphane Frioux, Patrick Fournier, Sophie Chauveau, Hygiène et santé en Europe. De la fin du XVIIIe siècle aux lendemains de la Première Guerre mondiale, Paris, Sedes, 2011.
* Georges Vigarello est historien, spécialiste de l’histoire de l’hygiène, de la santé, des pratiques corporelles et des représentations du corps. Professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris V et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, il est l’auteur d’une œuvre singulière et remarquée. Parmi ses principaux ouvrages, on trouve Le Propre et le Sale (1985), Le Sain et le Malsain (1993), Histoire du viol (1998), Histoire de la beauté (2004), Le sentiment de soi (2014) ou Histoire de la fatigue (2020). En 2023, il est récompensé par l’Académie française pour son dernier ouvrage, Une histoire des lointains. Entre réel et imaginaire (2022), ainsi que pour l’ensemble de son œuvre.
** Élias Burgel est doctorant en histoire moderne et contemporaine à l’Université de Caen, au sein du laboratoire Histoire, Territoires, Mémoires (HisTeMé, UR 7455). Ancien élève de l’ENS Ulm et agrégé d’histoire, il est A.T.E.R. à l’Université Savoie Mont-Blanc sur le campus de Chambéry. Ses recherches portent sur l’histoire du gouvernement des ressources naturelles, les environnements littoraux et les dimensions juridiques et institutionnelles de la propriété.
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N°187 – L’eau17,00€