L’eau occupe une place importante dans le roman Au cœur des ténèbres1 du polonais Joseph Conrad. Tantôt désiré, tantôt craint, le fleuve Congo est un personnage incontournable de ce récit de voyage. Mémoire silencieuse, le Congo conserve, dans ses eaux sombres, les corps de ceux qui y gisent et les secrets honteux des membres de l’administration coloniale. Au XIXe siècle, le rôle de ce fleuve fut en effet essentiel dans l’annexion territoriale. C’est avant tout par bateaux que les voyageurs ont cherché et découvert, au bout d’une longue traversée, les espaces à s’accaparer.
Rattachant sans trop y penser les nuages au domaine de l’aérien, on oublierait presque leur nature essentiellement aqueuse. Contre une telle négligence, les skyspaces de l’artiste américain James Turrell sont l’occasion de travailler, d’aiguiser et de vivifier la perception de ces eaux aériennes. Ces dispositifs architecturaux apparaissent en effet comme une sorte de capture artistique du ciel, donc potentiellement des nuages qui le traversent voire le remplissent entièrement.
C’est par l’eau qu’Élisée Reclus est entré en géographie et c’est dans l’eau qu’il a trouvé le plus puissant vecteur de son œuvre et de sa pensée. Phénomène naturel protéiforme et élément central
de territoires différenciés, l’eau apporte à l’œuvre d’Élisée Reclus son objet, mais lui confère aussi son style et sa méthode, dont l’envergure épouse les dimensions du monde.
Rien. Rien ne vient. Un gargouillis lointain, une goutte, puis plus rien. Dehors la chaleur monte. Au-dessus du maquis, l’air tremble. On est au milieu de la journée et le ciel qui a l’habitude rassurante en été de se charger de nuages au-dessus des montagnes, reste immensément vide et sec. Là non plus, rien en vue. Et en bas tu as de l’eau ? Non. Tu peux vérifier qu’il n’y a pas un problème à l’arrivée ? Non, rien. Ce n’est pas chez nous alors.
J’ai six ans. C’est l’un de mes plus anciens souvenirs de lecture. Un petit livre, mince, illustré de dessins vivement colorés. Le titre était, je crois : Histoire d’une petite goutte d’eau. Je l’avais découvert chez ma grand-mère, sans doute un jour de vacances et d’ennui. Il avait donc appartenu à ma mère, qui l’avait lu dans son enfance. Je ne me souviens plus de son prénom (celui de la petite goutte d’eau), mais il me semble que c’était quelque chose comme Rosette (sans doute en rapport avec la rosée du matin), à moins que ce ne fût Perlette ou Fluette (car l’eau perle et flue).
Lancées dès la seconde moitié du XVIIIe siècle comme un nouveau topos par Jean-Jacques, locus paradoxalement amœnus aux yeux du réprouvé social, les montagnes sacrées ou maudites de la tradition classique, au sortir des troubles révolutionnaires et des guerres impériales, vont peu à peu s’offrir au regard des « étrangers » : au tourisme. L’eau dont abondent ces rochers y fut naturellement pour quelque chose ; tour à tour vecteur physique, charme de la nature, motif pittoresque et atout économique dans un milieu qui en présente assez peu, les eaux vives sont une providence montagnarde.
Élias Burgel : Je suis heureux d’échanger avec vous car lorsque la rédaction d’Approches m’a proposé cet entretien, en me priant de centrer les discussions autour de la thématique de l’eau, celui-ci m’a semblé doublement décalé. D’une part, sur le plan scientifique, parce que mes objets de recherche s’inscrivent dans une perspective d’histoire environnementale, autour d’enjeux comme les ressources naturelles, la caractérisation juridique de la nature ou encore les institutions garantes de la propriété. À mes yeux, l’eau évoque avant tout la pêche, l’irrigation ou encore le drainage des marais, mais surtout l’étendue saumâtre des lagunes languedociennes qui me sont chères. Je me trouve donc, d’un point de vue intellectuel, plutôt très éloigné des questions d’histoire des représentations et des pratiques du corps que vous avez étudiées pendant plusieurs décennies, même si l’histoire des savoirs médicaux m’intéresse beaucoup.
Dans le tumulte et les conflits inhérents au monde moderne, nous sommes entrainés malgré nous dans un rythme effréné au point d’en oublier notre enracinement au cœur de la nature. Dans l’éclat des gratte-ciel urbains et les lueurs des écrans, nous nous éloignons peu à peu de son étreinte bienveillante.
Pourtant, dans ce tumulte et cette frénésie, les peintures chinoises traditionnelles de paysages (shan-shui) invitent aussi sûrement que doucement au retour aux sources, tel un refuge pour les esprits égarés.
Il y a en l’eau quelque chose qui inquiète et séduit, en raison de son équivocité, symbole de vie et de mort, du temps qui passe et de l’oubli.
DOSSIER : COMBATTRE